Répéter pour mieux régner : la Loi du Talion progressiste

By | 29 avril 2010

Stèle du code d'Hammourabi contenant la Loi du Talion Nous parlions la semaine dernière de la technique du disque rayé, qui permet de se prémunir des assauts d’un manipulateur dans une discussion  en répétant inflexiblement la même idée. Comme on l’a vu, cette technique lorsqu’elle est bien utilisée aide à résoudre pacifiquement certains conflits. En restant indifférent aux provocations de notre interlocuteur, on parvient à une entente.

La Loi du Talion quant à elle est une approche radicalement différente puisqu’elle suggère de rendre la pareille à son adversaire. C’est aussi une des plus anciennes formes de justice, apparue historiquement dans le Code d’Hammurabi. Elle donne le droit à une victime de se venger du crime qu’elle a subi en infligeant la même peine à l’assaillant. Cette loi peut sembler barbare à première vue mais elle constitue une amélioration par rapport à la vendetta classique puisque la victime ne peut pas infliger une peine supérieure à celle qu’elle a subi. En clair, si la victime se fait crever un oeil, elle aura le droit de rendre borgne le coupable mais pas aveugle. C’est du oeil pour oeil, dent pour dent.

Bien sûr dans nos sociétés modernes, nous préférons depuis longtemps privilégier la réconciliation de manière non violente en proposant de réparer le préjudice commis par des peines pécuniaires ou d’emprisonnement. L’intérêt étant de préparer l’offenseur à se réintégrer dans la société. Cette vision à long terme est en somme une Loi du Talion progressiste, donnant une chance à l’offenseur de se racheter.

La Loi du Talion souligne l’importance de l’usage de représailles envers ceux qui transgressent les règles de vie en société. En son absence, ce serait la raison du plus fort qui l’emporterait. Les violences constitueraient le lot quotidien de la population avec des surenchères exposant les faibles à une vie misérable. A la clé, un climat d’insécurité mêlé de méfiance s’installerait, totalement inefficace pour le développement d’une communauté.

Dans le livre La stratégie du dauphin, l’auteur souligne une expérience démontrant l’efficacité de la Loi du Talion lorsqu’on itère ce comportement en jouant au dilemme du prisonnier.

Rappelons que le Dilemme du Prisonnier est un jeu à deux joueurs issu de la théorie des jeux. Typiquement, deux complices sont arrêtés et isolés séparément par la police pour un interrogatoire. Chacun peut choisir d’avouer (trahir son compagnon) ou de garder le silence (coopérer). Si l’un des deux trahi son compagnon et l’autre décide de garder le silence, le traitre est libéré et celui qui a coopéré obtient une peine de 10 ans de prison. Si les deux coopèrent, chacun obtient une peine de six mois. Enfin s’ils trahissent chacun leur compagnon, ils prennent chacun 6 ans de prison. Bien entendu, les deux complices ne connaissent pas le choix de l’autre.

La question était donc : quel serait le comportement le plus optimal pour gagner sur le long terme à ce jeu lorsqu’on renouvelle l’expérience un grand nombre de fois? Pour explorer ce problème, un chercheur nommé Robert Axelrod invita des théoriciens du monde entier à proposer leur stratégie informatisée. Chaque proposition fût mise à l’épreuve contre les autres, et on désigna le vainqueur.

A cette compétition, la stratégie gagnante fût celle du “Tit for Tat”, qui ressemble beaucoup à la Loi du Talion. Cette stratégie commence par la coopération, puis se poursuit en rendant la pareille à l’adversaire, c’est à dire que si l’adversaire a coopéré la fois précédente, on coopère et si par contre il trahi, on trahi à notre tour en guise de représailles. Selon Axelrod, cette stratégie réussirait parce qu’elle provoque au bout d’un moment la coopération des autres.

Bien que simpliste, cette modélisation peut nous aider à réfléchir à ce qu’il se passe dans le monde réel. Il est vrai par exemple qu’une attitude de coopération inconditionnelle suscite généralement l’exploitation de la situation par l’adversaire. Tandis qu’une attitude purement hostile ne tarde pas à susciter la méfiance des autres. La Loi du Talion serait alors un juste milieu qui permettrait de montrer à l’adversaire  qu’on est prêt à user de représailles en cas d’attitude hostile tout en indiquant aussi qu’on est prêt à coopérer.

Dans le livre La Stratégie du Dauphin, l’auteur suggère par contre d’user de représailles avec prudence car celles-ci peuvent déclencher l’Effet d’Echo : à savoir un cycle infernal où chacun se venge tour à tour à l’infini, comme les enfants qui s’écrient “c’est lui qui a commencé!” et veulent à tout prix assener le coup de pied final.

Pour s’en prémunir, deux attitudes sont recommandées :

  • Lorsqu’on juge nécessaire d’user de représailles, ne le faire qu’à 90 pour cent de l’intensité du coup ou du geste de l’autre joueur.
  • Montrer que même si l’on pouvait se payer le luxe de jouer l’effet d’Echo à l’infini, on est prêt à quitter une logique de concurrence mutuelle au profit d’une stratégie plus généreuse.

Nous voilà donc revenus à notre notion de Loi du Talion progressiste c’est à dire une Loi du Talion où l’on puni modérément et où l’on se montre prêt à pardonner afin de privilégier la collaboration.

Conclusion

Comme on l’a vu, la Loi du Talion progressiste est très utile pour faire comprendre aux autres qu’ils doivent coopérer pour obtenir des bénéfices durables. Pour que cet outil fonctionne il sera cependant nécessaire que les représailles soient appropriées afin d’éviter qu’un cercle vicieux ne s’installe. Agir avec finesse sera donc le mot d’ordre.

Une des problématiques de ce genre de situation est de savoir déterminer le seuil à partir duquel on doit user de représailles. De façon métaphorique, lorsqu’un requin se rapproche de nous, il faudra en quelque sorte évaluer à partir de quelle distance donner un coup dissuasif sur son museau pour éviter qu’il nous dévore.

Notons enfin l’importance de communiquer clairement avec les autres sans chercher à jouer au plus malin. Ainsi, ils pourront comprendre sans ambigüité qu’on souhaite privilégier une stratégie basée sur la collaboration, sans arrière pensée manipulatrice.

Dans la 3ième et dernière partie de cette série d’article, je vous expliquerai la notion de priorisation darwinienne. Et en attendant, je vous propose comme d’habitude de réagir aux idées de l’article dans les commentaires…

8 thoughts on “Répéter pour mieux régner : la Loi du Talion progressiste

  1. CoachDom

    Merci excellent article qui me fait très plaisir, ce n’est pas souvent que l’on traite de la théorie des jeux 🙂
    C’était un peu mon dada dans ma prime jeunesse.

    Coopérer est donc bénéfique à long terme, dans une hypothèse où chacun des acteurs est altruiste. Dans l’hypothèse aussi que la totalité des informations est connue de chacun des acteurs.

    Or bien souvent dans la réalité, l’information est dissymétrique. Cette dissymétrie pousse les acteurs à être égoïstes et on obtient un equilibre formalisé sous le nom d’équilibre de Nash, dans lequel aucun des acteurs n’a d’intérêts à changer de comportement.

    Or l’équilibre de Nash est générallement la situation avec le moins de gain global pour le groupe ! 🙂

  2. Julien

    Théorie très intéressante! Au même titre que l’article précédent d’ailleurs. Conclusion: je me réjouis de lire le 3e!

    La question qui m’interpelle le plus est celle de savoir à partir de quand on peut user de représailles. Je suis moi-même plutôt diplomate et ai donc tendance à repousser ce moment le plus loin possible, me persuadant qu’on peut arriver à une solution “pacifique”. Mais jusqu’à quand?! C’est très difficile à juger!

  3. Alexandre Post author

    Merci pour vos encouragements!

    @CoachDom : Ah oui l’équilibre de Nash, je l’avais oublié celui-là. Mes cours de probabilités sont loin, il faut que je revois ça à l’occasion.

    @Julien : Oui pas facile d’user de représailles. Je pense que le conseil le plus important dans ces cas là, c’est que les règles soient claires dès le début, et que donc la personne comprenne bien pourquoi on la pénalise si elle s’écarte du règlement.
    Dans le livre “La Stratégie du Dauphin”, il est conseillé également d’user de représailles le plus tôt possible, car autrement, ça peut être interprété comme une acceptation implicite du comportement illégitime.

  4. Pingback: Répéter pour mieux régner : la priorisation darwinienne

  5. MATHIEU

    Vous connaissez la stratégie de la bienveillance? la thèse qu’elle développe est très proche de ce que tu expliques: il faut rendre le coup, mais ne pas refuser de coopérer de nouveau si l’autre respecte les règles, car c’est celui qui coopère qui à long terme, en récoltera le plus de fruits.

  6. MATHIEU

    exactement!
    le livre m’est tombé des mains avant la fin, mais les 2 premiers tiers m’ont fascinée : enfin quelqu’un qui revenait sur ce fabuleux dilemne du prisonnier:), au point que j’avais pris contact avec Juliette, qui est très abordable, d’ailleurs.
    c’est amusant car depuis mon dernier com, j’ai fait des démarches pour devenir coach certifiée. en fait, ça fait des années que j’en rêve!
    à bientôt:)

  7. Pingback: Il y a un an sur C’éclair! – avril 2010

Comments are closed.